CHAPITRE VI

Mujhara.

La cité se dressait sur la plaine comme un aigle sur son pic. Bâti sur une butte et protégé par une enceinte de pierre rose, le palais d'Homana-Mujhar dominait la ville. Quand nous franchîmes les portes de Mujhara, je sus que j'étais revenu chez moi.

Mais les rues grouillaient de soldats solindiens bardés de cuir et armés de lames luisantes. Ils nous laissèrent passer sans sourciller, car aucun ne pouvait imaginer que le seigneur légitime d'Homana viendrait ainsi se jeter dans la gueule du loup.

J'entendais parler solindien plus souvent qu'homanan ; Lachlan et moi conversions en ellasien, par mesure de sécurité. Mais les soldats, amollis par cinq ans d'occupation sans histoire, étaient blasés et n'auraient probablement pas réagi.

La magnificence de Mujhara avait disparu. Je crus un instant que mon regard avait changé, mais ce n'était pas le cas. Autrefois fière d'abriter le palais du Mujhar, la cité ne portait plus intérêt à l'usurpateur. Les fenêtres étaient ternes et sales, les murs naguère blanchis à la chaux étaient gris de saleté accumulée, les pavés se désagrégeaient, et l'odeur était épouvantable. Homana-Mujhar restait peut-être digne d'abriter un roi, mais Mujhara ne l'était plus.

Lachlan me jeta un regard en coin.

— N'ayez pas l'air si sombre, ou ils vont se rendre compte de quelque chose.

— Cela me donne envie de vomir, répondis-je. Qu'ont-ils fait de ma cité ?

— Ce que font les peuples vaincus. Ils survivent comme ils peuvent. Ne les blâmez pas. Bellam les accable d'impôts. Ils ont du mal à manger, ils ne sont plus en mesure de blanchir les murs de leurs habitations ou d'entretenir les rues !

Il semblait comprendre les raisons de l'état de Mujhara, et les détester autant que moi, mais il était plus tolérant. Peut-être parce que lui n'avait pas de trône à reconquérir.

— Je suis désolé que vous découvriez Mujhara dans un tel état, dis-je. Quand je serai...

Je m'interrompis. Quel besoin avais-je de parler de ce qui n'arriverait peut-être jamais ?

Nous parvînmes devant une taverne. Lachlan me suggéra d'y entrer et de tenter notre chance.

Le bouge semblait mal éclairé et miteux. Je sautai de mon cheval et atterris dans quelques immondices. Je jurai à voix basse en grattant ma botte contre les pavés.

— Allons-y, marmonnai-je. Apportez votre harpe.

Lachlan prit sa Dame et pénétra avant moi dans le tripot.

Je fus obligé de baisser la tête. La charpente était très basse. Une toile d'araignée pendouillait devant mes yeux. Je la balayai de la main, puis j'essuyai mes doigts gluants contre le cuir durci de mes jambières.

Quelques chandelles malodorantes éclairaient médiocrement les lieux. Lachlan et sa harpe furent bien accueillis. Il y avait une vingtaine de clients dans la salle, qui lui firent place et lui offrirent un tabouret. Je m'assis près de la porte, et commandai de la bière au patron. C'était une honnête bière brune à la saveur généreuse. Je poussai un soupir de satisfaction en buvant le premier gobelet.

Lachlan commença par un lai vif et enjoué qui lui valut les applaudissements de la clientèle. Il enchaîna sur une histoire triste et romantique d'amants contrariés. Puis les premières notes de la Ballade d'Homana s'élevèrent.

Il en était à la moitié quand un soldat solindien aviné, qui parlait l'homanan avec un accent barbare, se leva et cria :

— Traîtrise ! Le harpiste appelle à la traîtrise !

Il leva son épée étincelante. Je fus sur mes pieds en un instant, mais d'autres avaient déjà saisi le soldat, et l'avaient forcé à se rasseoir après lui avoir pris son épée.

— Nous sommes tous Homanans ici, à part toi, Solindien, et nous aimerions connaître la fin de l'histoire. Reste assis et écoute !

Celui qui venait de parler fit un signe à ses compagnons.

— Attachez-le et bâillonnez-le, ordonna-t-il.

Ce fut fait en un instant ; l'homme qui semblait diriger les opérations examina la salle ; son regard croisa le mien.

Il sourit. Il était très jeune, dix-huit ou dix-neuf ans, et il bougeait avec une grâce virile qui me rappelait celle de Finn. Il avait les cheveux aussi noirs que ceux de mon homme lige.

— Nous avons réduit cet imbécile au silence, dit-il. Que le harpiste continue son chant.

Je rengainai mon épée et me rassis. La porte avait été verrouillée. Ce n'était donc pas la première fois que ce genre d'incident survenait. Les Solindiens n'étaient pas les bienvenus ici.

Lachlan termina son lai. La note finale fut accueillie par un silence absolu. Je frissonnai. Je n'aimais pas la sensation que me donnait la chanson, et pourtant je ne pouvais m'empêcher de l'écouter avec attention.

— Belle chanson, dit le jeune homme aux cheveux noirs. Il semble que vous compreniez notre fardeau. Pourtant vous êtes Ellasien.

— Oui, mais j'ai traversé de nombreuses contrées, et j'ai toujours admiré Homana.

— Il ne reste plus rien à admirer dans un pays vaincu.

— Pour l’instant. Mais quand votre prince reviendra, vous pourrez retrouver votre gloire passée.

Le jeune homme se pencha vers le musicien.

— Croyez-vous que Karyon sache que nous avons besoin de lui ? Si vous avez chanté ce lai au cours de vos voyages, vous devez savoir ce que pensent les gens ?

— Les hommes ont peur de la vengeance des Solindiens. Pensez-vous que Karyon pourrait lever une armée, s'il revenait maintenant ?

— C'est vrai, la peur est présente en ce pays. Mais nous avons besoin de l'héritier du trône pour conduire la rébellion. Si Karyon revenait, harpiste, nous serions nombreux à rallier son étendard. Moi et mes amis, nous serions les premiers. Depuis longtemps nous espérons son retour.

— Bellam est puissant, avertit le harpiste.

Je me demandai ce qu'il savait d'autre.

— C'est vrai, acquiesça l'Homanan. Son armée est forte, et il a Tynstar de son côté. Mais Karyon et ses Cheysulis ont déjà failli vaincre les Ihlinis ; cette fois, ils réussiront.

— Pas sans aide.

— Ils en auront !

— Il y a des étrangers, ici. Qu'en ferez-vous ?

— Vous êtes un harpiste, et donc vous avez l'immunité. Le soldat sera tué.

Lachlan me désigna de la tête.

— Et lui ?

Le jeune homme fit un signe : ses hommes furent sur moi et me prirent mon épée et mon poignard.

— Il sera tué aussi.

Je souris. Le jeune homme ne prenait aucun risque.

Il examina mon épée, qu'un de ses compagnons lui avait remise.

— C'est une lame cheysulie ! s'exclama-t-il en voyant les runes qui la décoraient.

Il me regarda dans les yeux.

— Comment avez-vous eu cette épée ? Volée à un mort, je suppose. Les armes cheysulies sont rares.

— Elle m'appartient, dis-je. Avant de me tuer, je vous demande une chose : coupez le cuir qui entoure la garde.

Il hésita, regarda l'épée. Puis il saisit son poignard et fit ce que je lui demandais.

Le lion d'or et le rubis étincelant apparurent.

— Le blason d'or du lion d'Homana, fit-il.

— Qui porte cette épée et ce blason ?

Toute couleur déserta le visage du jeune homme.

— L'héritier du trône d'Homana. ( Puis, très vite, il ajouta : ) Mais vous avez pu la voler !

Lentement, je retroussai la manche gauche de ma tunique, et lui montrai la cicatrice qui entourait mon poignet.

— Voyez-vous cette marque ? Vous devriez la reconnaître, Rowan. ( Il sursauta de surprise. ) Vous étiez prisonnier de Keough d'Atvia, comme moi. Votre dos doit encore porter les traces du fouet, comme je garde le stigmate des fers.

Je laissai retomber ma manche.

— Puis-je avoir mon épée ?

Il la regarda un instant, puis me la tendit. Je l'acceptai, et il tomba à genoux.

— Mon seigneur... Pardonnez-moi !

— Il n'y a aucune offense. Vous avez bien agi.

Il me regarda ; ses yeux étaient jaunes dans la lumière des chandelles. Il avait le physique et la taille d'un Cheysuli, mais avait toujours nié en être un.

— Quand nous battrons-nous, mon seigneur ?

— L'hiver est presque terminé. Il nous faudra au moins jusqu'au printemps pour rassembler assez de troupes pour commencer les raids. Levez-vous. Je ne suis pas encore Mujhar.

Il resta agenouillé.

— Accepterez-vous officiellement mes services ?

— Je vous ai dit de vous lever, fis-je en le tirant par sa chemise de laine.

C'était un homme, maintenant, plus un gamin de treize ans.

Il se redressa.

— Oui, mon seigneur.

Je me tournai vers les autres.

— La plupart d'entre vous sont trop jeunes pour se souvenir du temps d'avant le qu'mahlin. Vous avez été élevés dans la crainte et l'horreur des Cheysulis. Maintenant, vous devez m'écouter. Ce ne sont pas des démons, ni des bêtes. Ils ne servent pas les dieux ténébreux. Ils me servent. ( Je fis une pause. ) Avez-vous déjà vu un guerrier cheysuli ?

Chacun se récria, même Rowan. Je regardai chaque homme en face.

— Je ne tolérerai aucune inimitié entre mes alliés. Les Cheysulis ne sont pas nos ennemis. Vous feriez mieux de vous mettre tout de suite ça dans le crâne !

Rowan sourit.

— Acceptez-vous de me servir, repris-je, même si les Cheysulis sont mes alliés ?

Il n'y eut aucun refus. Je ne sentis nulle réticence chez les hommes rassemblés.

— Ainsi se perpétue la Ballade d'Homana, murmura Lachlan.

Rowan me donna des nouvelles de ce qui restait de ma famille : ma mère et ma sœur. Il me dit que ma mère languissait, séparée ainsi de sa fille.

— Tourmaline ne réside donc pas à Joyenne ?

— Non. Bellam l'a prise en otage, guère après votre départ en exil. Elle vit à Homana-Mujhar. Dame Gwynneth est à Joyenne, sous bonne garde. Je pense que Bellam essaie d'éviter que la rébellion ne les prenne comme figures de proue. On dit même qu'il a l'intention d'épouser dame Tourmaline.

Je crachai un juron et donnai un coup violent à l'innocente table.

— Torry n'accepterait jamais ! dis-je, sachant cependant que les femmes n'avaient pas le choix en ce domaine.

Rowan sourit.

— J'ai entendu dire qu'elle lui donne du fil à retordre. Et qu'elle ne s'entend pas très bien avec Electra, la fille de Bellam. On murmure qu'Electra est la maîtresse de Tynstar...

— Tynstar ? Son père l'aurait fourrée dans le lit de ce sorcier ?

— Ce n'est qu'une rumeur, mon seigneur. Je ne saurais jurer que c'est la vérité.

— Il y a toujours du vrai dans la rumeur. Très bien, si elle est la maîtresse de l’lhlini, je peux l'utiliser.

— Comment ? demanda Rowan. Je vous demande pardon, mais je crains que vous ne fassiez erreur.

— Les princes ont toujours raison, Rowan, taquinai-je. ( Je souris de sa déconfiture. ) Allons je plaisantais ! Tout homme est faillible, y compris l'héritier d'Homana ! Très bien, il nous faut concocter un plan pour libérer ma mère de Joyenne, et Torry d'Homana-Mujhar.

Je fronçai les sourcils. J'aurais aimé que Finn soit là pour m'aider à mettre ma stratégie au point. Puis je regardai de nouveau Rowan.

— Pour un homme qui prétend ne pas être cheysuli, vous en êtes l'image parfaite !

— Je sais, grogna-t-il. C'est une vraie malédiction.

— II n'y a aucun danger à l'admettre en ma présence, dis-je.

— Je n'admets rien du tout ! rugit-il. J'ai déjà dit que je ne suis pas un Cheysuli. ( Il fit une pause lourde de sens. ) Mon seigneur.

J'appréciai qu'il montre ses sentiments. Rien de plus dangereux qu'un homme obséquieux qui ne laisse jamais filtrer ce qu'il a dans le cœur.

La musique de Lachlan nous interrompit. Je me retournai pour regarder mon énigmatique allié. J'avais toujours mes doutes à son sujet. Travaillait-il pour Bellam, pour Tynstar ? Ou était-il ce qu'il prétendait ?

Je m'approchai de lui, et posai la lame de mon épée sur les cordes de sa harpe. Je le vis se raidir, comme s'il craignait que je fasse du mal à sa Dame.

— Posez votre harpe, lui dis-je.

Il ne bougea pas. La pierre magique sertie dans le bois scintilla d'un éclat vert presque aveuglant, et se refléta sur les runes de mon arme.

Lentement, il dégagea sa harpe de mon épée, et la posa sur la table. Puis il attendit.

Je tournai mon épée et la pris par la lame, juste en dessous de la garde. Je la présentai à Lachlan.

— Débarrassez-moi du soldat solindien, lui dis-je froidement.